Histoire de la précarité : « Quantité de lois sociales ont abouti sous la pression des associations »
Son intervention aura été l’un des grands temps forts du colloque des Restos « Pauvreté : un avenir tout tracé ? S’indigner et agir ». Le 16 octobre dernier à l’INSP, Axelle Brodiez-Dolino nous a éclairé sur l’évolution des politiques sociales et la persistance des inégalités en France. Rencontre avec cette spécialiste de l’histoire de la pauvreté-précarité et directrice de recherche au CNRS.
Crédit photo : © Nicolas Tanné
Peut-on vraiment dire que le XXe siècle est le siècle de la protection sociale ?
« Sans aucun doute. Le XXe siècle est le siècle de la mise en place de la protection sociale et de la réduction des inégalités. La place de l’assistance aux plus démunis dans les politiques publiques évolue beaucoup. D’abord monopole des œuvres caritatives et des municipalités au XIXe siècle, elle devient également prise en charge par l’État à partir de la fin du siècle : la IIIe République naissante développe une première génération de minima sociaux et les premières lois assurancielles. Puis au milieu du XXe siècle, l’assurance et l’assistance sont complétées de façon majeure : Sécurité sociale en 1945, minimum vieillesse en 1956, assurance-chômage en 1958 – à quoi s’ajouteront la loi d’orientation sur le handicap en 1975, l’allocation parent isolé en 1976…
Cette histoire conduit à mettre en avant un fait occulté, et pourtant fondamental : l’assistance aux plus démunis s’est longtemps construite sous double condition de vulnérabilité sociale et sanitaire. Indigents malades, vieillards, handicapés physiques et mentaux, femmes en couche, ont été des publics prioritaires, considérés comme non responsables de leur situation. Ce traditionnel clivage entre « bons » et « mauvais » pauvres a longtemps perduré dans la France contemporaine. »
N’est-ce pas toujours le cas aujourd’hui ?
« Si, mais il s’était entre-temps atténué. Au cours des dernières décennies, les publics ayant besoin d’aide ont en effet beaucoup changé. Dans les années 80, après les Trente Glorieuses, sont apparus ce qu’on a appelé les « nouveaux pauvres », fragilisés parce qu’ils n’avaient plus de travail. La France est entrée dans l’ère du chômage de masse, et nous n’en sommes pas encore sortis aujourd’hui. En réponse, ont été mis en place, pendant les années Mitterrand puis Chirac, de nouveaux droits sociaux comme le Revenu minimum d’insertion en 1988, le droit au logement en 1990, la Complémentaire Santé et l’Aide médicale d’État en 1999.
Mais à partir du milieu des années 90, cette politique d’aide aux plus précaires a été progressivement remise en cause, avec un début de stigmatisation des « assistés ». Le phénomène était cependant bien plus vif depuis les années 1980 en Grande-Bretagne, dès les années Thatcher, ou aux États-Unis, dès Ronald Reagan, tous deux néolibéraux. Peu à peu, en France également, on a commencé à douter de l’efficacité des aides ; la thématique de la « fraude » est apparue et les contrôles des chômeurs ont été renforcés ; un basculement s’est opéré vers moins de droits et davantage de devoirs.
Entre 1995 et 2007, on assiste donc au début du durcissement pour des raisons politiques, mais aussi économiques et sous la pression des injonctions européennes. Ce durcissement s’accroît sous le quinquennat Sarkozy. Il s’apaise un peu sous Hollande qui cependant, en s’inspirant des réformes Hartz appliquées en Allemagne pour réduire le chômage, accroît fortement les emplois précaires. Le chômage et la précarité de l’emploi sont ainsi restés très élevés jusqu’au milieu des années 2010 – et le restent encore aujourd’hui, bien que dans une mesure moindre pour le chômage. »
Plus largement, l’histoire montre qu’il y a un rapport étroit entre les politiques destinées au haut et au bas de l’échelle sociale, et que la lutte contre la pauvreté est indissociable de la lutte contre les inégalités. L’économiste Thomas Piketty l’a très bien montré par des analyses de longue durée.
Pour vous, la pauvreté s’est accrue et s’accroit encore à cause du manque de travail et/ou d’emplois adaptés aux populations défavorisées ?
« En grande partie : l’emploi, s’il n’est pas trop précaire et sous-payé, est un facteur majeur de sortie de la pauvreté. Or sur la période 2003-2023, où les chiffres officiels sont disponibles, on compte en moyenne 3 millions de demandeurs d’emplois pour moins de 300 000 emplois vacants. Clairement, le compte n’y est pas.
Ce facteur-emploi, qui apparaît assez structurel dans l’économie française contemporaine, a été aggravé par les crises économiques et sanitaires successives. Celle des « subprimes » en 2008, celle du Covid en 2020 et la crise inflationniste en 2022-2023 ont eu des répercussions majeures sur les populations vulnérables.
Même si la protection sociale est encore très correctrice en France, il est donc important de trouver des solutions en termes d’emplois décents. Comme par exemple, les « Territoires zéro chômeur de longue durée ». Déployées initialement en 2017 sur dix territoires pilotes, puis élargies en 2021, ces expérimentations permettent le retour à l’emploi des personnes qui le souhaitent. Leur logique consiste aussi à rediriger des budgets de « dépenses passives » (prestations sociales, coûts induits par le chômage…) vers les territoires pour financer des « dépenses actives » utiles à la communauté.
Né dans le giron d’ATD quart Monde, ce projet est une réponse parmi d’autres, mais qui vient de l’expérience des acteurs du terrain. Les politiques publiques devraient davantage s’inspirer des idées des associations. Ce sont des mines d’inventivité. »
C’est aussi sous la pression des associations que quantité de lois sociales ont abouti. Sans l’appel de Coluche, pas de loi votée en 1989 qui défiscalise les dons. Sans ATD Quart Monde, pas de RMI ni de loi de lutte contre les exclusions. Sans les collectifs associatifs, pas de droit au logement opposable en 2007…
Cette complémentarité, c’est toute l’histoire de la protection sociale pour lutter contre la pauvreté ?
« Au XIXe siècle, nous sommes progressivement passés du principe de charité au principe de solidarité. Mais l’État républicain laïc, qui s’est pleinement développé au XXe siècle, n’a jamais envisagé de se passer des œuvres, devenues associations de solidarité ; et ce, au niveau local comme national. Cette complémentarité est redevenue plus fragrante encore depuis les années 1980. Cette collaboration est une nécessité, et une pratique dont tout le monde tire avantage.
Et il est une autre complémentarité de la protection sociale : celle entre assistance et assurance. Perçue au milieu du XXe siècle comme secondaire, vouée à s’éteindre au profit de la Sécurité sociale, l’aide aux plus démunis n’a en fait jamais disparu – et elle reste malheureusement plus que jamais nécessaire. »