« Jamais, nous n’avions connu une aggravation aussi rapide de la précarité. »
Un entretien avec Patrice Douret – Président bénévole des Restos – : L’enjeu du Week-end Restos, les 3, 4 et 5 mars prochains, avec la Collecte Nationale en magasins et le concert des Enfoirés, est encore plus crucial cette année.
Au lancement de votre 38e campagne, à la fin du mois de novembre, les Restos du Cœur faisaient part de leurs craintes quant à l’impact du contexte économique sur les plus démunis. Où en est-on ?
Nos inquiétudes se sont malheureusement confirmées, et dans des proportions plus importantes que ce que nous imaginons. Nous constations déjà une augmentation de l’ordre de 12 % après la campagne d’été, or, sur les trois premiers mois de notre campagne d’hiver, nous avons accueilli 22 % de personnes en plus par rapport à la même période l’année dernière. Pour nos seules activités de rue – distributions alimentaires dans l’espace public, cantines solidaires, accueils de jour et maraudes -, l’augmentation se monte à 25 %, avec une inquiétude forte sur les travailleurs précaires et les familles, notamment, que nous avons vu arriver massivement. Ce qui n’est pas sans interroger sur les semaines à venir. La Nuit de la solidarité à Paris, par exemple, a également fait état d’une augmentation du nombre de personnes à la rue. S’il y a eu au moment du COVID un effort de l’État sur l’hébergement, force est de constater que la situation se dégrade sur le terrain. Qu’en sera-t-il demain avec la fin de la trêve hivernale ? Enfin, nous sommes particulièrement préoccupés par la hausse de 16 % du nombre de bébés de moins de trois ans que nous devons accueillir. Jamais, nous n’avions connu une aggravation aussi rapide de la précarité.
Une aggravation générale liée, selon vous, à quels facteurs ?
Très clairement à l’inflation, à l’augmentation du coût de la vie. Aujourd’hui, certaines personnes ont du mal à accéder à la nourriture et à l’énergie. Que le choix qu’elles ont à faire soit encore plus difficile, c’est une réalité. Cette hausse de la précarité touche l’ensemble du pays, mais bien sûr de façon inégale. Si l’augmentation est de 22 % au niveau national, certains territoires enregistrent parfois 30 % de fréquentation en plus. Ce qu’il est important de dire, c’est que cela ne concerne pas que les grandes métropoles, et que l’on ne doit pas oublier la ruralité et l’isolement, qui lui aussi s’aggrave, simplement parce que les personnes les plus éloignées n’ont parfois plus les moyens de se déplacer à cause du prix des carburants, et doivent faire le choix entre remplir leur frigo ou le réservoir de leur voiture, quand elles en ont une. Les Restos du Cœur s’attèlent à aller à leur rencontre, notamment à travers nos dispositifs de centres itinérants. Nous avions prévu de multiplier leur nombre par deux, nous allons le multiplier par trois.
Avez-vous changé les critères d’accueil aux Restos ?
La valeur fondamentale reste l’accueil inconditionnel. Toute personne qui se présente à nous sera, dans tous les cas, dépannée, écoutée, accompagnée. Nous avons par ailleurs, effectivement, revu face à la crise les modalités de notre aide, en prenant en compte les dépenses d’énergie dans le calcul du « reste à vivre » des personnes qui se présentent dans nos centres. C’est une décision politique forte, car c’est bien l’augmentation du coût de la vie qui a amené un plus grand nombre de Français à se tourner vers nous.
Est-ce que vous avez établi une typologie des nouvelles personnes que vous accueillez ?
Il est encore un peu tôt pour en dresser un profil très précis, c’est un travail en cours mené par l’Observatoire des Restos, mais nous avons de vives inquiétudes sur le public jeune. Je rappelle que plus de la moitié des personnes que nous accueillons a moins de 25 ans, et nous voyons arriver un très grand nombre de familles monoparentales, avec, dans la très grande majorité des cas, une maman cheffe de famille qui lutte pour survivre, à la fois pour elle-même et pour ses enfants. Je vous ai dit plus tôt que nous enregistrions déjà, sur cette campagne d’hiver, une augmentation de 16 % du nombre de bébés, il faut absolument éviter que ces enfants deviennent, demain, des adultes précaires qui reviennent voir les associations de solidarité. Cela nous conduit à accélérer la mise en place de notre programme « petite enfance ». Nous avons pour ambition de pouvoir apporter, d’ici les trois prochaines années, 100 % des besoins alimentaires des enfants de moins de trois ans que nous accueillons. Cela suppose des moyens financiers importants, pour fournir une aide alimentaire équilibrée et des produits d’hygiène qui coûtent cher, et d’avantage de bénévoles pour accompagner les parents et les aider à sortir de la précarité. Aujourd’hui, environ 400 de nos 2 200 lieux d’accueil sont équipés d’un espace petite enfance dédié. Nous travaillons là encore à les développer.
Constatez-vous, sur le terrain, un nombre plus important d’étrangers, et notamment de réfugiés Ukrainiens ?
Nous venons de marquer la première année de la guerre en Ukraine et nous voyons toujours, c’est vrai, arriver des familles dans nos dispositifs de rue ou nos centres d’activité. Pour autant, la question de l’origine ne se pose pas aux Restos, puisque, je le rappelle, l’accueil inconditionnel est une des valeurs fondamentales de l’association, que l’on traverse la rue ou une frontière pour frapper à nos portes. Nous accueillons tout le monde, quelle que soit la nationalité, la religion, la couleur de peau ou la situation administrative.
Pensez-vous que vous devrez accueillir tous ces nouveaux arrivants durablement ?
Nous espérons bien sûr que non, mais l’avenir est incertain. Si l’on se réfère à la crise de 2008, la première année avait engendré une augmentation de 15 %, et de 25 % trois ans plus tard. Or, nous ne sommes pas loin de ce chiffre, seulement quelques mois après le début de cette crise inflationniste. Nous n’avons pas non plus de certitude sur la fin de l’augmentation des prix qui percute violemment les personnes les plus modestes de ce pays et les associations de solidarité, dont particulièrement les Restos du Cœur. Pour rappel, nous devons acheter plus du tiers de ce que nous distribuons gratuitement, et sommes fortement impactés sur nos propres dépenses.
Avez-vous chiffré ce surcoût sur les trois premiers mois ?
Nous constatons une augmentation des prix sur nos achats de l’ordre de 20 % en moyenne. À titre de comparaison, nous étions avant la crise sanitaire sur un niveau de commande d’environ 2,5 millions d’euros par semaine sur les produits alimentaires et les produits d’hygiène. Nous en consommons en ce moment plus du double certaines semaines.
Comment expliquez-vous que la situation sur le front de l’emploi soit très bonne, avec un taux de chômage qui n’a pas été aussi bas depuis 2008, mais que l’on constate que la pauvreté augmente encore ?
La tentation est grande de considérer que l’horizon du plein emploi suffit à éradiquer la pauvreté. Nous savons au contraire qu’il faudra redoubler d’efforts pour accompagner les exclus, y compris lorsque la situation de l’emploi s’améliore. Nous le constatons dans nos 101 chantiers d’insertion, dans lesquels nous accueillons les plus éloignés de l’emploi. Nous serons particulièrement vigilants sur la question de la grande exclusion, pour éviter que les plus précaires ne soient finalement laissés au bord du chemin.
Nous sommes en plein débat sur la réforme des retraites, quel impact peut-elle avoir sur des associations comme les Restos ?
Nous n’avons pas à prendre position sur un sujet comme la réforme des retraites. Ce que nous savons, en revanche, c’est qu’une large part des bénévoles qui font vivre les associations sont aujourd’hui des « jeunes » retraités. Aux Restos, l’âge moyen des bénévoles est de 59 ans, et 60 % d’entre eux ont entre 55 et 64 ans. Au-delà de ce constat, l’enjeu est de diversifier les profils de bénévoles mais aussi de faciliter les transitions en fin de carrière vers le monde associatif (cessation progressive d’activités, mécénat de compétences…). Nous œuvrons également au recrutement de bénévoles plus jeunes, à la transmission intergénérationnelle de nos pratiques et de nos valeurs, et à l’intégration de bénévoles encore en activité professionnelle, avec un enjeu fort : pouvoir étendre l’ouverture de nos centres le soir ou le samedi par exemple, afin d’accueillir plus facilement les travailleurs précaires ou les étudiants, et nous adapter à la hausse de fréquentation.
Le Parlement vient de rejeter une proposition de loi instaurant le repas à 1 € pour tous les étudiants. Comment avez-vous réagi ?
Les Restos du Cœur restent très attentifs, en cette période d’inflation, à toute décision qui pourrait impacter le reste à vivre de populations déjà fragilisées, et la restauration scolaire, dans son ensemble, est un enjeu essentiel. La crise sanitaire avait aggravé la situation des plus précaires, et nous avions d’ailleurs ouvert des centres temporaires à proximité, voire au sein des universités, nous constatons aujourd’hui que la crise inflationniste a un effet plus massif sur le recours à l’aide alimentaire. Cela concerne les étudiants, mais la jeunesse dans son ensemble. 12 % des personnes accueillies par les Restos ont entre 18 et 25 ans.
Quelles sont vos attentes pour la Collecte Nationale des 3, 4 et 5 mars prochains ?
Quelque 80 000 bénévoles seront présents dans environ 7 000 magasins partout en France pour recueillir des dons alimentaires non périssables, des produits pour bébés et des produits d’hygiène. Nous avons pour ambition d’atteindre cette année les 9 000 tonnes, ce qui sera nécessaire pour diversifier notre offre de produits et nous aider à passer plus sereinement les prochaines semaines. Je vous ai parlé de la hausse du nombre de personnes que nous accueillons, cela représente également sur la période, par rapport à l’an dernier, une augmentation de 21 % du nombre de repas servis.
Est-ce que les lois antigaspi ont un impact sur ce que vous récoltez en grandes surfaces ?
Les grandes surfaces ont mis en place des politiques de lutte contre le gaspillage et cela impacte bien évidemment les volumes de ce que nous récupérons et parfois, aussi, leur qualité, ce qui nous demande plus de tri, mais pour autant cela reste une source d’économies et de diversité alimentaire importante, notamment pour ce qui concerne les produits frais. Au-delà de ce constat, ce qui nous intéresse sur le fond est la culture du don, qu’il faut préserver et même renforcer, auprès des industriels, des agriculteurs, au niveau national et en circuits courts. Nous savons par exemple que les agriculteurs traversent des difficultés économiques ou écologiques, avec la grippe aviaire, et que dans le même temps nous avons de véritables besoins en lait, œufs et volailles. Ainsi, pour la première année, nous allons devoir acheter du lait en quantité.
On entend parfois que les associations comme la vôtre sont devenues des substituts de l’État…
Les Restos ont distribué 8,5 millions de repas l’année de leur création, et 142 millions 38 ans après. Il est évident qu’il serait difficile pour le pays de tenir sans des associations comme la nôtre. En réalité, je pense que nous sommes aujourd’hui un acteur essentiel, mais surtout complémentaire. Nous ne nous substituons pas aux travailleurs sociaux, nous n’avons pas et ne voulons pas de délégation de service public, car nous sommes farouchement attachés à notre indépendance, à notre neutralité, et avons notre propre façon singulière d’accompagner les plus démunis grâce au bénévolat. Plutôt qu’un substitut, nous sommes davantage un investissement social. Quand l’État donne un euro d’argent public, nous savons en déployer l’équivalent de six sur le terrain, par notre capacité à générer de la solidarité, de la générosité. La même action menée directement par l’État lui coûterait donc six fois plus cher.
Face à cette précarité qui s’aggrave, vous pouvez tenir combien de temps ?
Malgré les pressions économiques que cela engendre pour nous, entre la hausse fulgurante des besoins et l’augmentation de nos charges, nous avons fait le choix de ne pas fermer nos centres d’activité et de ne pas restreindre l’accueil que nous offrons habituellement aux plus démunis. Nous avons mis en place un comité qui observe tous les leviers socio-économiques de l’association pour continuer à rationaliser et optimiser nos actions et mobiliser de nouvelles ressources. Nous tiendrons le temps qu’il faudra, mais bien sûr nous ne pouvons le faire seuls, et vous comprenez maintenant à quel point la Collecte Nationale des 3, 4 et 5 mars prochains est plus que jamais cruciale. Nous avons besoin des entreprises, de nos partenaires, et de la générosité de ceux qui le peuvent en magasins.
Un mot sur le spectacle des Enfoirés, diffusé ce vendredi sur TF1 et France Bleu en simultané à 21 h 10 ?
Nous n’insisterons jamais assez sur ce que permet la mobilisation des artistes bénévoles qui s’impliquent avec nous. Les Enfoirés représentent environ 10 % des ressources des Restos. L’an dernier, alors que nous avions encore joué sans public, cela correspondait à l’équivalent de 12 millions de repas. Au-delà de la dimension financière, qui n’est vraiment pas négligeable, une récente étude de notre Observatoire nous a montré que 17 % des personnes accueillies aux Restos en avaient poussé la porte parce qu’ils étaient mis en confiance par l’image bienveillante renvoyée par les Enfoirés. Pour le reste, je peux vous dire que les retrouvailles avec les 42 000 spectateurs de la Halle Tony-Garnier ont été formidables, et que cela transparaîtra à l’antenne sur TF1 et France Bleu.