« La question climatique est une question sociale »
Face à l’aggravation de la précarité, la solidarité doit répondre aux défis de demain et conjuguer justice sociale et enjeux environnementaux. Nicolas Duvoux, sociologue et président du CNLE, tire la sonnette d’alarme : pour éviter que cette transition ne creuse encore davantage les inégalités, il est crucial de prendre en compte les réalités des plus modestes et d’adapter les politiques publiques à leurs besoins spécifiques. Entretien.
Outre la situation actuelle déjà difficile pour les plus précaires, le monde de la solidarité va être confronté à de nouveaux enjeux dans les années à venir. Lesquels ?
Il va falloir articuler la préoccupation environnementale avec le maintien d’une vigilance sur les enjeux bien identifiés de la pauvreté. En clair : prendre conscience qu’il y des interactions très fortes entre la question environnementale et la question sociale. Si les contraintes écologiques s’ajoutent au cumul des difficultés que les ménages pauvres aux ressources modestes affrontent déjà dans leur vie quotidienne, la transition écologique va augmenter les risques d’exclusion sociale.
C’est un véritable cri d’alarme que vous lancez dans le récent rapport du CNLE* ? Chiffres à l’appui.
Quand on sait que dans un territoire donné, les 10% des ménages au niveau de vie le plus élevé ont en moyenne une empreinte carbone de 2 à 2,5 fois plus élevée que 10% des ménages au niveau de vie plus faible**, comment en douter ? En réalité, ce n’est pas une nouveauté, la transition écologique va juste aggraver les formes d’exclusion qui existent déjà. Par exemple, un logement mal isolé induit des factures de gaz, d’électricité ou de fuel plus élevées alors que les prix de l’énergie augmentent.
Lutter contre les passoires thermiques n’est donc pas qu’une question climatique, c’est une question sociale. Ce sont en effet les plus modestes qui ont les logements les moins bien isolés. Et tout est à l’avenant. Tous les programmes d’aide financière à la rénovation des bâtiments ou à l’achat de véhicules électriques n’atteindront pas leurs objectifs si on continue à voir le problème par le petit bout de la lorgnette.
Quelle approche préconisez-vous ?
Il faut cesser d’avoir une vision homogène des populations concernées. Une famille modeste qui habite dans un HLM n’a pas les mêmes besoins qu’une personne isolée en pleine campagne. Il faut prendre en compte la réalité de la vie des gens au quotidien. Vous ne pouvez pas demander à un agriculteur au fin fond d’un territoire rural de se passer de sa voiture au même titre qu’un citadin d’une grande ville qui bénéficie des transports en commun.
C’est en partant du terrain qu’on pourra mettre en place une planification attentive aux contraintes de chacun, en prenant plus en compte l’avis des associations qui sont les mieux placées pour faire remonter la réalité du quotidien des plus précaires. Mais elles ne peuvent intervenir qu’en complément d’une action publique résolue. Et ça, cela relève de la responsabilité des pouvoirs publics nationaux et locaux.
N’y-a-t-il pas aussi une forme d’injustice sociale à demander le même effort à tous, alors que les populations les plus modestes sont déjà celles qui sont le plus impactées ?
Quand vous demandez à une population modeste de restreindre son alimentation en viande sous prétexte que ce n’est pas bon pour la planète, c’est totalement inaudible. Pourquoi eux qui ont déjà du mal à remplir leurs assiettes et celles de leurs enfants devraient davantage se serrer la ceinture et ne manger que des pâtes ? C’est une question de justice sociale et d’acceptabilité. Pour preuve : la crise des gilets jaunes. Derrière cette rébellion des classes modestes dans toute la France contre l’augmentation du prix des carburants, il fallait entendre « pourquoi nous ? ».
Mal appréhender les conséquences de la transition écologique sur les populations précaires risque de devenir un vrai danger pour la paix sociale, en même temps que pour la transition écologique, nécessaire, y compris pour des raisons sociales.
N’est-ce pas une vision très sombre de l’avenir ?
J’aimerais bien. Mais depuis le milieu des années 2000, la France est sur une trajectoire très inquiétante, nous n’arrivons plus à faire baisser la pauvreté. Et depuis 2018 même, elle augmente. Il serait faux de dire que l’Etat français ne fait rien, mais il agit moins bien qu’avant, en dépit de la volonté affichée au début du premier quinquennat Macron de lutter contre la pauvreté.
C’est une évidence. Au point que de nouvelles populations, même des populations qui travaillent, sont rattrapées par la pauvreté. A commencer par les jeunes et les familles monoparentales. C’est notamment dû à une série de décisions politiques qui ont diminué les prestations sociales sur le logement et l’assurance-chômage . Les chiffres de l’Insee sont implacables, quand les prestations sociales diminuent, la pauvreté augmente. C’est mécanique. A cela il faut ajouter les crises économiques et sanitaires successives et on comprend comment la France en est arrivée là.
Face à la gravité de la situation que vous décrivez, quels sont les choix politiques à faire en priorité ?
Pour lutter contre la pauvreté grandissante, Il faut une politique publique de premier plan, sur la durée. Intensifier l’effort sur tous les fronts, en augmentant les prestations sociales existantes comme le RSA et en construisant plus de logements sociaux etc… et en finir avec le dogme que le plein emploi et le retour à la croissance règleront tout. Si on n’attaque pas le problème en tenant compte de tous les paramètres, y compris écologiques, on ne s’en sortira pas.
* « Faire de la transition un levier de l’inclusion. L’impact social de l’écologie », rapport du CNLE co-dirigé par Nicolas Duvoux et Michèle Lelièvre, publié en juin 2024
** Données de 2017 compilées par Pottier, Eguienta et Combet en 2024