« Les Restos du Cœur ne peuvent se substituer aux pouvoirs publics »

19 novembre 2024

Alors que l’association fondée par Coluche en 1985 lance sa 40e campagne, son président bénévole Patrice Douret alerte sur la dégradation des indicateurs de pauvreté.

Photo portrait Patrice Douret, président bénévole des Restos du Coeur

Vous lancez la 40e campagne des Restos du Cœur. Qu’a-t-elle de particulier ?

C’est d’abord un chiffre rond, qui invite naturellement à se retourner sur le chemin parcouru depuis 1985. La première campagne de l’association, menée par Coluche, avait alors mobilisé 5 000 bénévoles dans quelque 600 points de distribution de fortune, et distribué gratuitement 8,5 millions de repas. Nous avons durant la 39e campagne, en 2023- 2024, enregistré 163 millions de repas, près de vingt fois plus, grâce au dévouement de 75 000 bénévoles réguliers, et 30 000 occasionnels, dans 2 348 lieux d’accueil. Les Restos se sont adaptés à une société qui laisse sur le côté de la route toujours plus de monde. Mais nous voulons aussi voir cette 40e campagne comme un nouveau départ, une énergie positive après une année dévastatrice, humainement et financièrement, un nouveau paradigme dans notre façon d’aider les plus démunis, car ce sont toujours eux qui trinquent en premier, quelles que soient les secousses.

Et qu’est-ce qui caractérise les Restos depuis l’origine ?

Les Restos sont, à ma connaissance, l’une des premières associations de cette ampleur qui n’ait pas été à sa création d’obédience politique, syndicale ou religieuse. Et c’est toujours le cas. Curieusement, cette indépendance totale nous est parfois reprochée. Nous serions, selon les époques et les interlocuteurs, trop ou pas assez militants, un jour de droite, le lendemain de gauche. Coluche lui-même était un pragmatique, il discutait avec les hommes politiques mais n’en faisait pas. Tout devait nourrir son projet d’aide à ceux qu’on appelait les « nouveaux pauvres » dans les années 80. Rien n’a vraiment changé. Sauf que les pauvres d’aujourd’hui ne sont plus nouveaux, et qu’ils sont encore plus nombreux.

Et sauf que les Restos sont au fil des décennies devenus une institution. Que reste-t-il de l’initiative de Coluche ?

Tout. L’esprit de débrouille, l’action plutôt que les grands discours, l’accueil inconditionnel et dans la joie. Vous voulez aider ? Bienvenue chez les bénévoles ! Vous avez faim, besoin d’aide ? Venez, vous serez au moins dépanné, puis on va vous donner à manger gratuitement et vous accompagner pour vous aider à vous en sortir ! Qui que vous soyez, d’où que vous veniez, quel que soit l’accident de la vie qui vous a conduit jusqu’à nous. La gratuité, l’accueil inconditionnel, l’absence de jugement sont nos valeurs depuis notre création. Ce ne sont pas des mots accrochés aux frontons de nos lieux d’accueil, c’est une façon de vivre l’Autre au quotidien. Et ce n’est pas négociable. En revanche, c’est vrai, les Restos sont devenus, comme le dit une historienne du CNRS avec qui nous travaillons, le sismographe de la précarité en France. Nous constatons année après année dans nos files d’attente, et au gré des crises, l’étendue de la pauvreté dans ce pays. C’est le reflet en temps réel de la météo sociale du pays.

Vous aussi avez appelé à l’aide, l’an dernier, face à vos difficultés financières. Comment avez-vous contrôlé la situation ?

L’inflation et la crise énergétique ont provoqué en 2022-2023 un afflux massif et brutal de personnes ayant besoin de nous. Nous avons en un an distribué gratuitement 171 millions de repas, soit 30 millions de plus que l’année précédente, alors que nous-mêmes faisions face à une explosion des coûts. Je rappelle que nous achetons un tiers de ce que nous distribuons gratuitement. Toute structure aurait été pour le moins ébranlée. Nous avons dû réagir vite et réduire drastiquement les conditions d’éligibilité à l’aide alimentaire pour la 39e campagne. Sinon, nous nous attendions à devoir distribuer 180, 200 millions de repas et peut-être plus encore. Malgré cela, sans rentrer dans les détails, nos prévisions budgétaires faisaient état d’un déficit de 35 millions d’euros. Et encore plus les années suivantes. Heureusement, les entreprises, les pouvoirs publics et les particuliers ont fait preuve d’une générosité exceptionnelle, nous permettant de finir l’exercice à + 22 millions, en comparaison avec le déficit annoncé plus haut. Nous avons aussi optimisé nos dépenses pour réaliser des économies. Nos coûts de fonctionnement, maîtrisés à 3.8 % malgré une hausse de l’activité, sont toujours parmi les plus bas du secteur associatif.

Qu’en avez-vous tiré comme leçon ?

Qu’on ne peut s’en sortir qu’en s’adaptant. C’est ce que nous avons fait, mais c’est un chantier perpétuel. Il nécessite une anticipation permanente d’un avenir incertain, de multiples options à avoir en tête, sur tous les sujets. C’est lourd mais passionnant, une obligation d’amélioration continue, un regard permanent sur nous-mêmes. Nous avons finalement accueilli lors de la 39e campagne plus d’1,3 million de personnes. Soit autant qu’un an auparavant, et ce alors que nous avons refusé à l’aide alimentaire plus de 110 000 personnes qui y auraient eu droit avec les critères précédents. Ce qui démontre bien que la pauvreté s’est aggravée. Nous avons accueilli les plus démunis des plus démunis. Les autres n’ont pas disparu comme par enchantement. Humainement, nous devons nous organiser pour répondre à ces besoins, continuer à recruter des bénévoles, ouvrir de nouveaux créneaux d’accueil, le soir et le week-end pour ceux qui travaillent et les étudiants, de nouveaux lieux comme des centres itinérants pour « aller vers » ceux qui ne peuvent se déplacer jusqu’à nous faute de moyens.

Qui sont ces personnes qui viennent chez vous ?

L’étude Profils de l’Observatoire des Restos montre que 70 % des personnes accueillies vivent avec deux fois moins que le seuil de pauvreté (soit 608 €). C’est 10 points de plus que l’an dernier. Des retraités, des étudiants, des travailleurs précaires, des précaires sans travail… Dans le détail, toujours selon l’Observatoire, les familles mono- parentales représentent près d’un quart des familles accueillies ; près de la moitié des personnes accueillies ont moins de 25 ans ; les Restos ont accueilli 128 000 bébés de moins de 3 ans, là encore une donnée en augmentation. C’est insupportable, qui peut rester insensible à ces chiffres en perpétuelle augmentation ?

Dans ces conditions, comment abordez-vous cette 40e campagne ?

Avec plus de détermination que jamais. Nous avons mis cette année de transition à profit pour nous questionner sur notre modèle, étudier nos données en profondeur et questionner le terrain, pour arriver à la conclusion que nous devions prioriser les publics les plus fragiles, tout en renforçant notre soutien pour tous. Nous avons fait le choix de renforcer notre aide pour les personnes en situation de mal-logement, pour les familles monoparentales et les enfants. Les familles monoparentales car on sait qu’elles cumulent de nombreux facteurs de précarité qui vont au-delà de la pauvreté monétaire. Nous le constatons, les indicateurs l’attestent. 40 % des enfants qui vivent dans des familles monoparentales sont pauvres, c’est une réalité inacceptable. En parallèle, nous allons soutenir beaucoup plus fortement les jeunes enfants entre 0 et 3 ans.

Pourquoi spécifiquement cette catégorie ?

Parce que rompre le cycle de la reproduction de la pauvreté devrait être la préoccupation majeure de tous ! On voit aux Restos des adultes qui étaient déjà des enfants accueillis il y a 10, 20 ou 30 ans. Selon une étude de l’OCDE, il faudrait en moyenne six générations, en France, pour sortir de la pauvreté ! C’est vertigineux ! Une récente étude de France Stratégie révèle qu’un adolescent ayant connu la précarité sur quatre vit dans la pauvreté passé 35 ans… Alors, oui, nous allons aider plus et mieux les familles monoparentales et les bébés. On ne prétend pas les sauver tous, mais avec l’aide de tous nos soutiens et de nos équipes, chaque pas sera une victoire. Pour autant, si nous desserrons un peu les restrictions cette année, nous ne revenons pas aux critères précédents. Nous ne savons pas de quoi l’année sera faite sur le plan économique, et devons agir avec prudence et responsabilité.

Justement, quel regard portez-vous sur la situation politique ?

Le rôle des Restos n’est pas de commenter la situation politique, mais de faire remonter nos constats de terrain pour faire en sorte que les décideurs ne soient pas déconnectés de la réalité sociale. Partager nos alertes, mais aussi rester fermes sur nos principes d’action et sur nos valeurs. Notre parole est d’autant plus forte qu’elle est libre et assise sur un socle d’action solide. Il faudrait déjà qu’elle soit entendue…

Ces valeurs vous semblent-elles menacées?

Il y a une valeur qui nous est particulièrement chère : celle de l’accueil inconditionnel. Toute personne en difficulté est la bienvenue aux Restos, quelle que soit sa situation ou son parcours, sa couleur de peau. Nous n’avons pas à juger. Les lieux d’accueil des Restos doivent pouvoir continuer à accueillir toutes les personnes en détresse, sans craindre de faire l’objet d’un contrôle administratif ou qu’un bénévole soit inquiété d’avoir apporté son soutien à une personne quel que soit son statut. C’est ce que nous avons appelé le principe de « sanctuarisation des lieux d’aide », défendu par Nicolas Sarkozy comme président en 2009, et maintenu par ses successeurs. Attention à ne pas revenir sur ce principe clé de l’action associative.

Craignez-vous des baisses de subvention compte tenu de la situation des finances publiques ?

Bien sûr. Lorsque les finances publiques sont dans le rouge, on a vite tendance à se tourner vers le monde associatif. Mais pour nous, il n’est pas question que les économies se fassent sur le dos des plus démunis ! Et nous saurons rappeler aux décideurs l’efficacité de notre action : avec 1 euro d’argent public, nous parvenons à déployer 4 à 5 euros de moyens et d’actions sur le terrain. Le soutien public ne passe pas que par les budgets, mais aussi par la fiscalité.

Et quelles sont vos attentes dans ce domaine ?

Au moins trois choses : d’abord, de la stabilité. Il existe des mécanismes de générosité, comme la loi Coluche, qui fonctionnent. Il ne faut pas y toucher et y appliquer le coup de rabot qui nous menace à chaque fois. Ce serait le meilleur moyen de briser l’élan de solidarité qui s’est exprimé. Ensuite, pour faire face aux besoins mais aussi pour renforcer la qualité de l’aide alimentaire, les associations devraient être exonérées de TVA sur leurs achats. C’est une mesure simple et juste, largement adoptée à l’Assemblée nationale il y a quelques semaines. Le gouvernement doit faire sienne cette proposition. Enfin, il faut rouvrir le débat sur la prise en compte des frais de bénévolat par une mesure budgétaire ou fiscale. Toutes les associations y sont favorables, et une grande partie de la classe politique. Pourquoi attendre encore, alors qu’on sait que l’engagement est si précieux dans cette période ? Le premier ministre en fonction a d’ailleurs insisté sur l’importance de l’engagement bénévole dans son discours de politique générale. Alors, passons de la parole aux actes !

Vous le disiez plus tôt, vous êtes passés de 8,5 millions de repas en 1985-1986 à 163 millions en 2023-2024. N’est-ce pas parfois un peu désespérant sur l’efficacité de l’action ?

Ce qui est désespérant, c’est la situation sociale, c’est le quotidien de ces hommes, femmes et enfants qui ne se présentent pas par plaisir dans des associations d’aide alimentaire, qui portent déjà la honte de devoir demander secours et à qui, parfois, on aimerait bien faire porter la responsabilité de leur misère. Comme s’il suffisait de décider de ne plus être pauvre ! Comme si l’on pouvait se satisfaire de cette situation ! Arrêtons de les montrer du doigt en les traitant de fainéants ou d’assistés comme certains le disent. Cette double peine n’est pas juste. Nous entendons aussi régulièrement que nous ne devrions plus exister. C’est vrai ! Ou que c’est aux pouvoirs publics, pas aux citoyens, de régler le problème. C’est encore plus vrai ! Les Restos du Cœur ne peuvent se substituer aux pouvoirs publics. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? Sans faire de démagogie, qu’est-ce qu’on fait avec les 1,3 millions de personnes accueillies aux Restos du Cœur ? On détourne le regard ? La puissance publique ne pourrait pas, seule, accomplir ce que font les associations de solidarité. Les politiques le savent, nous le savons, alors nous continuerons à agir. Reste que c’est bien à eux, et à eux seuls, de prendre les mesures structurelles pour réduire la pauvreté en France.

De ce point de vue, qu’attendez-vous de cette 40e campagne ?

Nous n’en sommes plus à alerter sur une nécessaire prise de conscience, le temps des actes forts est venu. Nous sentons pointer, chez tous les acteurs de la solidarité, une colère froide face à la dégradation de tous les indicateurs de pauvreté. Ne cherchons plus les coupables mais occupons-nous des victimes ! Chacun doit prendre ses responsabilités, et se demander quel modèle de société nous voulons. Pas demain, aujourd’hui. Je crois encore en notre capacité d’indignation collective. Pour nous replonger dans les années 80 et notre première campagne, je citerai cette phrase d’Henri Nallet, ministre de l’agriculture de François Mitterrand, qui a beaucoup œuvré pour la petite idée de Coluche : « les Restos du Cœur, c’est la manifestation concrète d’un échec collectif. Mais c’est aussi quelque chose qui nous empêche de désespérer de la nature humaine ».